XVIII
FEU ET BROUILLARD

Bolitho se tenait près des fenêtres de poupe à bord du Prince Noir, écoutant d’une oreille distraite tous ces bruits variés d’un bâtiment qui envoie de la toile pour remettre en route. Au-delà du balcon, il apercevait la silhouette brouillée du Tybald, pareil à un vaisseau fantôme. La frégate s’apprêtait à repartir pour le nord et aller y prendre ses ordres.

Son commandement fraîchement embarqué était certainement soulagé d’avoir transporté son passager sans encombres et sans encourir de reproche pour son retard. Il allait maintenant retrouver son indépendance.

Bolitho songeait à leurs adieux, dans la maison près du fleuve. Catherine avait insisté pour l’accompagner jusqu’à Chatham, mais n’avait pas protesté lorsqu’il lui avait dit : Rentre à Falmouth, Kate, là-bas, tu seras entourée d’amis.

Leurs adieux avaient été aussi passionnés que l’était leur vie commune. Il la revoyait encore : debout sur les marches de pierre, elle le dévorait des yeux, ses hautes pommettes bien découpées à la lumière du soleil que renvoyait le fleuve.

Il entendit Ozzard qui s’affairait dans sa chambre à coucher : d’eux tous, c’était apparemment le seul qui parût être content de retrouver l’escadre.

Allday lui-même était assez déprimé. Il lui avait confié qu’il avait vu son fils à bord de L’Anémone, le jeune homme lui avait avoué que, tout bien pesé, il souhaitait quitter la marine. Pour Allday, c’était une gifle. Découvrir ce fils dont il ignorait l’existence, avoir pris conscience de son courage après qu’on l’eut accusé de lâcheté, le voir ensuite devenir le maître d’hôtel d’Adam – c’était plus que tout ce qu’il aurait pu espérer.

Son fils qui portait le même prénom que lui, John, lui avait expliqué qu’il était las de la guerre. Il aimait la mer, mais avait ajouté qu’il y avait d’autres moyens de la pratiquer.

Allday avait exigé qu’il lui détaillât lesquels et son fils lui avait alors répondu sans la moindre hésitation : « Je veux me faire pêcheur et, un jour, avoir mon bateau à moi. Et je veux prendre femme… contrairement à d’autres. »

Bolitho savait bien que, si quelque chose pouvait blesser Allday, c’était bien cette dernière remarque. Contrairement à d’autres. Contrairement à son père, peut-être ?

Allday lui avait narré l’enthousiasme dont avait fait preuve son fils au cours de cette trop brève entrevue, après la bataille : « Et lorsqu’il m’a dit que le commandant Adam était plutôt de son avis, j’ai compris que j’avais perdu. »

Peut-être Allday opérait-il le rapprochement avec sa propre existence et ce qu’il risquait de lui arriver un jour.

Quelqu’un frappa à la porte, c’était Keen. Il tendit sa coiffure à Ozzard.

— Entrez, Val, lui dit Bolitho.

Il était intrigué, Keen avait l’air détendu comme il ne l’avait pas vu depuis longtemps. Il avait le visage reposé en dépit des nombreuses charges qui pèsent sur un capitaine de pavillon. Bolitho lui avait remis une lettre que Catherine lui avait confiée.

— Vous pouvez consulter ces documents à votre convenance, Val. Pour résumer la chose, on dirait que les prophéties et les plans de l’amiral Godschale connaissent un début d’exécution.

Ils s’approchèrent de la table pour consulter une carte.

— Une grosse flotte, composée en particulier des bâtiments rentrés du cap de Bonne-Espérance, est en cours de constitution à North Yarmouth, dans le Norfolk. C’est le mouillage de quelque importance le plus proche du Danemark. L’amiral Gambier a hissé sa marque à bord du Prince de Galles et il a environ vingt-cinq bâtiments de ligne sous ses ordres.

La tête que faisait Keen le remplissait de bonheur.

— Je parierais bien que l’amiral avait tout d’abord envisagé de choisir le Prince Noir pour navire amiral, mais il a dû avoir peur qu’il ne fût pas terminé à temps. Il songea soudain à Herrick et redevint sérieux : Il y aura de nombreux transports, troupes et matériel – certains embarqueront les barges nécessaires au débarquement de l’armée et de l’artillerie que risque de nécessiter un siège. Ce sera la plus grosse opération combinée montée depuis que Wolfe s’est emparé du Québec, en 1755.

Cela le fit penser au général qu’il avait rencontré à Bonne-Espérance et il ajouta :

— Lord Cathcart prend le commandement de l’armée de terre et on m’a dit qu’il n’aurait pas moins de dix majors généraux sous ses ordres, dont Sir Arthur Wellesley. J’imagine que Cathcart et les autres voient cette opération comme la préfiguration d’un débarquement en Europe.

— Dans ce cas, fit Keen, redevenu grave, que Dieu protège les Danois.

Bolitho se débarrassa de son épaisse vareuse et la posa sur un siège.

— Nous resterons ici jusqu’à ce que la flotte de Gambier ait franchi le Skagerrak, pour parer le cas où les Français essaieraient de s’attaquer aux bâtiments de transport… et s’ils réussissaient, l’armée se retrouverait sans aucune ressource ! Puis nous suivrons derrière en soutien.

— Conformément à vos ordres, amiral, Le Glorious de Crowfoot est resté avec la seconde division dans le nord.

— Je sais – il se frotta vigoureusement le menton : Faites transmettre ce signal à L’Anémone, Val. Dites-lui de nous rejoindre, je donnerai à Adam mes dépêches pour Crowfoot. Je pense que le mieux à faire est de rester groupés jusqu’à ce que nous sachions ce qu’il se passe.

Comme Keen s’apprêtait à partir, Bolitho lui demanda encore :

— Et sinon, Val, pas d’autres nouvelles ?

Keen le regarda d’abord d’un air suspicieux avant de s’éclairer.

— J’ai eu des nouvelles de Zénoria, amiral.

— Je l’aurais parié ! répondit Bolitho avec un petit sourire.

— Nous avons fixé une date – les mots se bousculaient sur ses lèvres : Lady Catherine y a mis la main, ce me semble. Elles se sont parlées et elle lui a demandé de venir la voir à Falmouth.

— Je suis heureux de l’apprendre, répondit Bolitho qui souriait toujours – il fit le tour de la table et saisit les deux mains de Keen : Personne ne mérite plus que vous l’amour et le bonheur qu’elle peut donner à un homme.

Lorsque Keen fut parti pour faire passer le signal à L’Anémone, qui se trouvait présentement hors de vue, Bolitho se demanda ce que les deux femmes avaient bien pu se raconter. Catherine ne lui en avait pas touché mot, mais elle était visiblement sortie fort contente de leur entretien. Quelque chose, au ton de sa voix, faisait soupçonner que l’oncle de Zénoria, tout juste rentré des Indes, avait peut-être tenté de décourager cette union. Avait-il même caressé l’espoir de s’approprier ces beaux yeux, qui sait ?

Il reprit le dossier relié de toile qu’il avait apporté avec lui à bord du Tybald dans une sacoche de cuir lestée – au cas où ils seraient tombés sur l’ennemi – et commença à en feuilleter les pages. Il entendit une porte qui s’ouvrait puis se refermait, Jenour qui chuchotait quelque chose à Yovell, puis Yovell qui répondait de sa voix grave. Ils se regroupaient autour du moyeu, les rayons allaient atteindre ses bâtiments, d’autres allaient connaître les intentions de celui qui les commandait.

Bolitho traduisait en faits tangibles ce qu’il lisait, rédigé d’une belle écriture. Vingt mille soldats, de l’artillerie et des mortiers, ainsi que des navires de faible tonnage, canonnières et bricks qui devaient appuyer le débarquement.

Il était prévu de faire terre entre Elseneur et Copenhague. Si les Danois s’obstinaient et les obligeaient à un long siège, la belle cité aux flèches vertes serait réduite en ruines. Cette perspective lui semblait particulièrement injuste. Les Danois étaient de braves gens qui ne demandaient qu’une chose : qu’on les laisse tranquilles.

Bolitho referma le dossier. Il n’y avait pas d’autre solution. Le sort en était jeté.

Keen revint le voir :

— Le signal est passé, amiral. La visibilité est bonne et L’Anémone devrait être là avant le crépuscule.

Ils étaient encore occupés à discuter tactique et rédaction des ordres lorsque l’aspirant de quart vint les avertir que l’on apercevait les perroquets de L’Anémone.

Bolitho, comprenant soudain qu’il s’agissait de son neveu, lui demanda :

— Alors, monsieur Vincent, comment vont vos affaires ?

C’est seulement alors qu’il aperçut l’ecchymose presque noire qu’il avait à la joue et plusieurs coupures autour de sa bouche.

— Plutôt bien, sir Richard, répondit-il, l’air buté.

Keen haussa les épaules :

— Il est parfois difficile de surveiller tous ces jeunes gens en même temps, amiral.

Bolitho voyait bien qu’il était mal à son aise et lui dit :

— Ce jeune homme est une petite brute, d’une suffisance à remplir cette chambre. Le fait que nous soyons parents ne change rien en matière de discipline. Et je vais vous dire autre chose : il ne deviendra jamais officier, ou alors, je vais croire aux miracles !

Keen le regardait, tout étonné par autant de franchise. Bolitho arrivait encore à le surprendre.

— Il y a eu une bagarre, amiral. Une espèce de tribunal dans la batterie, en quelque sorte. L’autre est monsieur l’aspirant Segrave.

Bolitho hocha lentement la tête.

— J’aurais dû deviner. Nul ne sait mieux que lui comment il faut s’y prendre avec un tyranneau !

Il reprit son sérieux et fit la grimace en posant la main sur le bras de Keen :

— Vous pouvez être content, ce n’est pas vous qui allez devoir raconter tout ceci à ma sœur !

On avait déjà allumé les feux lorsque L’Anémone arriva sous le vent du Prince Noir et mit en panne.

Yovell terminait de sceller les dépêches destinées au commandant Crowfoot lorsque l’on entendit les sifflets à la coupée. Keen conduisit Adam à l’arrière.

Bolitho lui répéta les grandes lignes de ce qu’il avait déjà expliqué à Keen.

— Si les Français montent une démonstration de force, ou s’ils essayent de s’en prendre aux vaisseaux ou aux transports, il faut que je le sache sans retard. J’enverrai dès le lever du jour mes instructions au Mistral et à La Fringante, mais la goélette peut s’en charger.

— Et, demanda Adam, que disent-ils à Londres de ce gros bâtiment aperçu par La Radieuse ?

— Ils n’y croient pas une seconde, répondit vivement Keen.

— Eh bien moi, amiral, j’y crois, fit Adam d’une voix sourde.

Bolitho le regarda plus attentivement. Adam devait regagner son bord avant que l’obscurité fût totale et que les bâtiments eussent pris leurs postes pour la nuit. Mais quelque chose n’allait pas, il le sentait au ton de son neveu. De ce neveu-là, il avait toujours été très proche. Le fils de son frère. Bolitho avait souhaité bien souvent qu’il fût le sien. Il finit par lui dire :

— Evans se sera peut-être trompé – il revoyait le gros Gallois enfiler ses verres de rhum – … mais je lui fais confiance.

— Il vaut mieux que j’y aille, dit Adam en se levant – il se tourna vers lui, l’œil ému : Si nous nous battons, mon oncle, n’oubliez pas faites bien attention à vous. Pour nous tous ?

Bolitho le serra dans ses bras.

— Oui, à condition que vous en fassiez autant.

Il profita de ce que Keen se retirait pour donner l’ordre de rappeler le canot d’Adam.

— Il y a quelque chose qui vous tourmente, Adam. Tout commandant que vous êtes, pour moi, vous restez toujours un aspirant, vous savez.

Adam se força à sourire, ce qui eut pour seul résultat de lui donner l’air encore plus sinistre.

— Non, rien, mon oncle.

Bolitho insista.

— S’il y a quoi que ce soit, je vous en prie, dites-le moi. J’essaierai de vous aider.

Adam détourna les yeux.

— Je le sais bien, mon oncle. Vous avez toujours été ma planche de salut.

Bolitho le raccompagna jusqu’à la coupée. Des ombres passaient près d’eux en silence, des hommes qui croyaient sans doute être invisibles ou sans intérêt pour leur amiral. Comme ils se trompaient.

Il écoutait le doux murmure des flots, bien conscient qu’il voyait peut-être Adam pour la dernière fois avant la bataille. Une bataille dont tous ses sens lui disaient qu’elle était imminente. Il se sentit pris soudain d’un grand frisson. Et peut-être la dernière fois tout court. Il dit à Adam :

— Allday m’a raconté, à propos de son fils.

Cela sembla réveiller Adam de ses soucis.

— Je suis désolé, mais, à la vérité, il n’a pas sa place dans la marine. Je comprends parfaitement ce que peut ressentir Allday, mais je sais aussi que son fils périra s’il reste parmi nous. J’en ai le pressentiment.

Bolitho le regardait sans rien dire. Il avait l’impression d’entendre un homme d’un certain âge, mûri par l’expérience. Comme si, en quelque sorte, son père revivait en lui.

— Vous êtes son commandant, Adam, j’imagine que vous le connaissez encore mieux que ne fait son père. Un maître d’hôtel doit être très proche de son commandant, peut-être le plus proche de tous.

Il aperçut alors Allday qui se tenait près de la garde et dont le soleil couchant éclairait le visage tanné. Le plus proche de tous.

— Garde, parés !

C’était Cazalet, encore un maillon dans la longue chaîne du commandement. Keen, Cazalet, les aspirants qui se débattaient avec leurs problèmes, tous ces hommes formaient un seul équipage. Malgré leur bâtiment, ou peut-être à cause de lui.

Adam lui tendit la main :

— Transmettez bien des choses à Lady Catherine lorsque vous lui écrirez, mon oncle.

— Bien sûr, nous parlons souvent de vous.

Il mourait d’envie de lui en faire dire davantage, de faire sortir ce qui lui pesait. Mais il savait aussi qu’Adam lui ressemblait trop et qu’il ne parlerait que lorsqu’il se sentirait prêt.

Adam salua et lui demanda, très formellement :

— Permission de quitter le bord, sir Richard ?

Les sifflets entonnèrent leurs trilles pendant que des matelots se tenaient en bas de l’échelle pour maintenir le canot à poste.

— Je me demande ce qui peut bien le préoccuper ainsi, Val.

Keen se dirigea avec lui vers l’arrière, là où il savait que Bolitho évacuerait ses inquiétudes en faisant un peu de marche.

— Une femme. Je le parierais, amiral. Aucun de nous ne peut échapper aux dégâts qu’elles savent causer !

Bolitho regardait les basses vergues de L’Anémone changer de forme dans cette lumière dorée, les voiles d’avant et la grand-voile se gonflaient doucement. Il entendit Keen qui s’exclamait, avec une pointe d’admiration :

— Bon sang ! S’il se débrouille comme cela avec un cinquième-rang, pas la peine de se demander ce qu’il se passera lorsqu’une fille commencera à battre des cils !

Allday était toujours là, posté près d’un affût de douze-livres. Seul, au milieu de tous ces gens qui s’activaient autour de lui. Bolitho fit un signe à Keen et redescendit sur la dunette.

— Ah c’est vous, Allday, vous êtes là ?

Une fois de plus, il put constater qu’il ne savait pas mettre de nom sur les hommes présents qui ne le quittaient pas des yeux. Comment, dans ces conditions, parviendrait-il à les entraîner le moment venu ?

Un ton plus bas, il reprit :

— Venez donc à l’arrière avec moi, nous allons descendre boire un verre. J’ai quelque chose à vous demander.

Il savait déjà qu’Allday allait refuser : son amour-propre, sa souffrance ne lui laissaient pas le choix.

Il insista pourtant :

— Allez, venez, mon vieux – il devinait qu’il hésitait encore, alors qu’il ne voyait même pas sa figure cachée dans l’ombre : Vous n’êtes pas le seul à souffrir de la solitude.

Il avait déjà fait demi-tour quand il entendit Allday lui répondre, un peu gêné :

— Je me disais juste, sir Richard. Vous, vous prenions des risques en vous battant sur mer, vous risquez vot’vie : vous vous battez et Dame Fortune vous aide bien et ça dure encore un peu plus longtemps – il poussa un gros soupir : Et puis, un jour, vous mourez. C’est ça, tout ce qu’il peut arriver à un homme ?

Dame Fortune… Cela lui rappelait Herrick, cet homme qu’il avait connu, dans le temps… Il se retourna pour le regarder.

— Attendons et nous verrons bien, pas vrai ?

Allday sourit de toutes ses dents en secouant la tête, comme un gros chien.

— Finalement, je crois que j’arriverais à m’en jeter un, sir Richard – et y’a pas d’erreur !

Le lieutenant de vaisseau Cazalet, qui s’apprêtait à faire sa ronde du soir, s’arrêta près de Jenour et suivit des yeux l’amiral et son maître d’hôtel qui venaient de disparaître dans la descente.

— En voilà deux qui font une paire assez insolite, monsieur Jenour.

L’aide de camp le regarda d’abord sans répondre. Cazalet était un officier compétent, exactement ce qu’il fallait à tout commandant, surtout à bord d’un bâtiment neuf. Mais, croyait-il, il n’y avait guère plus à en tirer.

— Je n’arrive pas à les imaginer l’un sans l’autre, monsieur, finit-il par répondre.

Mais Cazalet avait déjà disparu et il se retrouva seul, imaginant déjà dans sa tête la lettre dans laquelle il raconterait ce qu’il venait de voir.

 

Le capitaine de vaisseau Hector Gossage, du soixante-quatorze Benbow, arpentait nerveusement la grande dunette. Il y avait du soleil et il était obligé de plisser les yeux. Huit coups venaient de sonner à la cloche du gaillard d’avant, on rassemblait la relève de quart. Pourtant, il faisait déjà très chaud. Il sentait ses souliers coller aux coutures goudronnées du pont et il pesta intérieurement : ils se traînaient à une allure d’escargot.

Regardant ce qu’il se passait par tribord avant, il aperçut la ligne assez irrégulière que formait la vingtaine de transports et qui s’étirait vers l’horizon. Cette traversée était désespérément lente – ils faisaient route vers Copenhague pour rejoindre la flotte de l’amiral Gambier en soutien de l’armée.

Gossage était un homme sans trop d’imagination, mais il était fier de son Benbow, un vaisseau qui n’avait pas cessé de servir depuis de nombreuses années. Plusieurs des officiers mariniers et des marins les plus amarinés étaient à bord depuis qu’il avait pris ce commandement. Tout compte fait et, à supposer que pareille chose existât, c’était un vaisseau de la marine royale à bord duquel il faisait bon vivre.

Il jeta un coup d’œil à l’écoutille grande ouverte et se demanda de quelle humeur serait l’amiral lorsqu’il finirait par monter sur le pont. Depuis qu’il avait appris la mort de sa femme, Herrick avait changé, à en devenir méconnaissable. Gossage restait prudent et évitait de mentionner tel ou tel de ses oublis, telle chose qu’il n’avait pas vue. En sa qualité de capitaine de pavillon, il pouvait fort bien en subir les retombées, ce qu’il voulait éviter à tout prix. Il approchait de la quarantaine, il pouvait être promu commodore dans moins d’un an – étape indispensable avant le rang d’amiral qu’il désirait plus que tout. Le contre-amiral Herrick avait toujours été un supérieur agréable, il savait écouter ou tirer parti de ce que lui suggérait Gossage. D’autres que lui vous auraient cassé d’en faire autant, avant de présenter une idée comme étant la leur. Pas Herrick.

Gossage se mordit la lèvre au souvenir de cette nuit terrible, pendant laquelle Herrick avait été incapable d’aligner deux mots. Un homme qui était toujours resté assez sobre, qui n’hésitait pas à réprimander tout officier qui cherchait dans le vin ou dans les boissons fortes un refuge contre ses propres faiblesses !

Il prit une lunette et la pointa sur la colonne qui serpentait. Chargés comme ils l’étaient à ras bord, les transports faisaient péniblement quelques nœuds. Avec ce vent qui avait tourné au nord pendant la nuit, il leur faudrait encore une journée pour atteindre le Skagerrak. Un convoi de grand prix, songea-t-il amèrement. Deux cents cavaliers de la brigade légère avec leurs montures, l’infanterie de la Garde, quelques fusiliers marins avec leur fourniment, assez d’armes et de poudre pour soutenir un long siège. Il se retourna et sentit ses semelles se décoller du goudron. A cette allure, la guerre serait déjà finie lorsqu’ils arriveraient à Copenhague.

Il fit lentement pivoter sa lunette pour échapper au soleil qui le faisait pleurer. Il avait aperçu L’Aigrette, le second bâtiment d’escorte, un vieux deux-ponts de soixante canons que l’on avait tiré de sa retraite après l’avoir utilisé pendant des années comme caserne flottante. Puis la brume de chaleur brouilla l’image et il s’évanouit.

Un tas de reliques, songea-t-il, non sans découragement. On récupérait pour satisfaire Leurs Seigneuries tout ce qui parvenait encore à flotter.

Aux premières lueurs, la vigie de l’un des transports avait aperçu la terre assez loin par tribord avant, vague forme rosée qui disparut bientôt dans la brume. Le soleil d’août transformait la mer du Nord en une succession infinie de mamelons brillants.

Le lieutenant de vaisseau Gilbert Bowater émergea de la descente et le salua mollement.

— L’amiral monte, commandant.

Comme tous les autres officiers, l’aide de camp rose et rondouillard s’arrangeait pour éviter de se trouver sur le chemin de Herrick. Cela lui éviterait peut-être de subir le sort d’un aspirant que Herrick avait décidé de dégrader parce qu’il avait ri pendant son quart.

Les veilleurs se raidirent subitement, un pilote s’intéressa au compas sans nécessité aucune.

Gossage salua :

— Le vent est établi au nord, amiral. Depuis l’aube, le convoi se regroupe.

Herrick s’approcha de l’habitacle, feuilleta les pages humides et ramollies du journal de bord. Il avait la gorge et la bouche sèches et, lorsqu’il se tournait vers le soleil, des coups de gong lui martelaient le crâne.

Il s’abrita les yeux d’une main pour examiner les bâtiments qu’ils escortaient depuis North Yarmouth. Une tâche inutile, une corvée plus qu’une véritable mission.

Gossage l’observait, méfiant, comme un petit livreur qui regarde un chien méchant.

— J’ai mis quelques boscos à refaire la peinture de la coque, amiral. Lorsque nous arriverons, il sera superbe.

Herrick découvrit alors la présence de son aide de camp.

— Vous n’avez vraiment rien à faire, Bowater ? – puis à Gossage : Ne les laissez pas se disperser n’importe comment, on dirait un troupeau de moutons. Signalez à L’Aigrette de mettre en panne et de s’en occuper.

Puis, une fois de plus, il explosa :

— Je ne devrais pas avoir besoin de vous le dire, mon vieux !

Gossage s’empourpra et vit quelques-uns de ses timoniers échanger des regards furtifs. Il finit par protester :

— Il y a beaucoup de brume, amiral, il est difficile de maintenir le contact avec L’Aigrette.

Herrick se pencha sur les filets et répondit d’un ton lourd de menaces :

— Il va nous falloir un bon mois pour relayer le signal le long de cette colonne d’épiciers ! – il fit volte-face, ses yeux étaient injectés de sang sous le coup de la colère : Tirez un coup de canon, commandant ! Voilà qui va sortir L’Aigrette de ses rêvasseries !

Gossage ordonna par-dessus son épaule :

— Monsieur Piper ! Faites chercher le canonnier ! Et dessaisissez la pièce de chasse bâbord !

Tout cela prit un certain temps, la chaleur qui montait du pont desséchait un peu plus la gorge et le palais de Herrick.

— Paré, amiral !

Herrick montra d’un signe qu’il avait entendu et fit la grimace, le départ du coup lui avait fait résonner le crâne. La pièce recula dans ses palans et la fumée commença à se dissiper lentement dans l’air humide. Herrick guetta l’écho du boulet qui ricochait en zigzags sur les crêtes. Et les transports continuèrent d’aller de-ci, delà comme si de rien n’était.

Herrick aboya :

— Une vigie là-haut, et pas un bras cassé, je vous prie. Dès que L’Aigrette sera en vue, que l’on m’avertisse !

— Si nous n’avions pas renvoyé notre frégate… tenta Gossage.

Herrick le regarda, l’air las.

— Mais nous ne l’avons pas renvoyée. Je ne l’ai pas renvoyée. C’est l’amiral Gambier qui a donné cet ordre alors que nous étions déjà au large. Et l’escadre du Nord l’a sans doute rejoint aussi, à l’heure qu’il est – il balaya l’horizon : Si bien que nous nous retrouvons tout seuls, avec ce ramassis d’épaves rafistolées !

Un grondement sourd partit en écho et Gossage lui dit :

— L’Aigrette, amiral. Elle ne va pas traîner à les remettre en rang !

Herrick déglutit péniblement et desserra un peu sa cravate.

— Signalez immédiatement à L’Aigrette. Ralliez l’amiral.

— Mais, amiral – Gossage se tourna vers les autres comme pour chercher un soutien : Cela va lui faire perdre du temps et à nous aussi.

Herrick se frotta vigoureusement les yeux. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas fermé l’œil, il ne savait même plus ce que dormir voulait dire. Le même cauchemar le réveillait tout le temps, il retombait sur terre, misérable. Dulcie était morte, elle ne serait plus jamais là pour l’accueillir.

— Faites ce signal, ordonna-t-il assez sèchement.

Il se dirigea vers l’échelle de poupe et jeta un coup d’œil par-dessus la lisse.

— Le coup de canon venait de cette direction, ce n’est pas L’Aigrette.

Il était soudain très calme, c’était un autre homme.

— Vous avez entendu ça, commandant ? Qu’en dites-vous ?

— Je vous présente mes excuses, amiral.

— Vous entendez ce que vous avez envie d’entendre, répondit Herrick, impassible. Ce n’est pas nouveau.

Le lieutenant de vaisseau Bowater lui dit timidement :

— Les transports reprennent leurs postes, amiral.

— Ouais, répondit Herrick avec un petit sourire, ils ont flairé le danger.

— Mais amiral, reprit Gossage qui se sentait devenir fou, comment est-ce possible ?

Herrick prit la lunette offerte par Dulcie et la pointa lentement par le travers. On apercevait les huniers de L’Aigrette, comme s’ils flottaient, libres, au-dessus d’un banc de brume.

— Peut-être sir Richard avait-il raison, après tout. Peut-être avons-nous été totalement stupides ou trop préoccupés pour l’entendre.

Il semblait détaché de tout, indifférent même. Un aspirant cria :

— L’Aigrette a fait l’aperçu, amiral !

Herrick poursuivit :

— L’escadre du Nord n’est plus là – il dirigea sa lunette sur le transport le plus proche : Mais ce convoi est toujours sous notre protection.

Il laissa retomber son instrument et ajouta, irrité :

— Signalez à L’Aigrette d’envoyer de la toile et de prendre poste sur notre avant.

Bowater et l’aspirant chargé des signaux prirent les pavillons ad hoc et une volée d’étamine de toutes les couleurs monta en bout de vergue.

Une heure ou peut-être deux passèrent ainsi, il faisait une chaleur torride. Un coup de semonce parti par erreur ? Une escarmouche entre un corsaire et un contrebandier ? Tout était possible.

Herrick ne leva même pas la tête lorsque la vigie cria :

— Ohé du pont, terre devant sous le vent !

Gossage fit seulement :

— Dans une heure ou à peu près, amiral, nous serons en vue du Skagerrak.

Il commençait tout juste à se détendre. Le comportement de Herrick, totalement inattendu, produisait chez lui son effet.

— Ohé du pont ! Voile par le travers tribord !

Des hommes couraient, une dizaine de lunettes se pointèrent immédiatement vers la mer qui miroitait dans la brume légère. Mais on entendit comme un soupir général de soulagement lorsque la vigie reprit :

— Brick, amiral ! Un des nôtres !

Herrick dut se contraindre pour maîtriser son impatience. Le brick remontait sur eux pour venir à portée de voix.

L’aspirant des signaux cria à son tour :

— La Larne, amiral. Capitaine de frégate Tyacke.

Herrick se frotta vigoureusement les yeux pour essayer de desserrer l’étau qui lui prenait la tête. La Larne ? Tyacke ? Cela lui disait quelque chose, mais il n’arrivait pas à retrouver quoi. Puis Gossage s’exclama :

— Par Dieu, il a subi des avaries, amiral !

Herrick reprit sa lunette et le brick jaillit de la mer. Il y avait des trous dans le hunier de misaine, de grandes traces sur le bordé de l’étrave.

— Visiblement, lui dit Gossage, il n’a pas l’intention d’affaler son canot – l’inquiétude le reprenait –, il veut se rapprocher pour nous parler.

Herrick leva un peu son instrument et ressentit un choc. Le soleil faisait briller l’épaulette unique du capitaine de frégate accroché aux haubans, son porte-voix déjà pointé sur le Benbow.

Mais ce visage… même à cette distance, c’était un spectacle horrible. Il avait l’impression de subir une douche froide, maintenant, il se souvenait. Tyacke, qui était au Cap avec Bolitho. Le brûlot, la frégate française qui avait réussi à s’échapper – la tête lui tournait au fur et à mesure que tout lui revenait.

— Ohé du Benbow !

Herrick baissa sa lunette et, soulagé, écouta l’homme annoncer sa qualité.

— Les Français sont sortis ! J’ai croisé deux vaisseaux de ligne et trois autres bâtiments !

Herrick fit claquer des doigts et s’empara du porte-voix du second.

— Contre-amiral Herrick ! Qui sont ces bâtiments ?

Chacun des mots qu’il criait lui faisait éclater le cerveau.

L’homme répondit de sa voix puissante. Herrick eut l’impression de l’entendre rire… Ce qui n’était guère de saison.

— Je n’ai pas attendu pour essayer de le savoir, amiral ! Ils avaient l’air de me chercher des noises !

Il se retourna pour donner quelques ordres car son brick s’approchait dangereusement du Benbow. Puis cria encore :

— Il y avait un second-rang, amiral ! Ça, j’en suis sûr !

Herrick se retourna à son tour.

— Dites-lui que je vais lui confier un message pour Sir Richard Bolitho – il arrêta Gossage et se ravisa : Non, pour l’amiral Gambier.

Il s’approcha de l’habitacle, rebroussa chemin, jeta un regard à L’Aigrette dont la pyramide de toile brune s’élevait droit devant. Il regardait sans voir, il avait connu dans sa vie tant de moments pareils à celui-ci que tout cela se passait de commentaires. Même ce cri venu du fond des âges : Les Français sont sortis ! ce cri ne l’émouvait plus.

Gossage revint, haletant comme s’il venait de courir.

— Le brick renvoie de la toile, amiral ! – il attendait une réponse, désespéré : Dois-je ordonner au convoi de se disperser ?

— Avez-vous déjà oublié le commandant de La Fringante ? Qui doit à cette heure attendre je ne sais où d’être traduit en conseil de guerre ? On a déjà passé par les armes un amiral qui avait refusé le combat, vous croyez qu’ils vont hésiter pour le commandant Varian ?

Ou même pour nous, songea-t-il, mais il garda cette réflexion pour lui.

Le petit brick avait déjà dépassé la tête de la colonne. Cet homme horriblement défiguré pouvait rejoindre Gambier ou Bolitho d’ici une journée. Mais cela ne servait sans doute plus à rien. Pourtant, lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’une voix ferme et sur un ton imperturbable.

— Signalez au convoi de mettre de la toile dessus en maintenant la vitesse et en conservant les mêmes intervalles. Si nécessaire, épelez mot à mot. Mais je veux que tous les capitaines comprennent bien ce que je veux faire et qu’ils prennent conscience du danger.

— Très bien, amiral. Et ensuite ?…

Herrick se sentit soudain épuisé, mais il savait qu’il n’aurait pas de répit.

— Ensuite, commandant, vous allez rappeler aux postes de combat.

Gossage se hâta d’aller donner ses ordres. Il se creusait la tête pour essayer de trouver des explications, des solutions. Une chose pourtant importait plus que tout : c’était la première fois qu’il voyait Herrick sourire depuis le décès de sa femme. Comme s’il n’avait désormais plus rien à perdre.

 

Le capitaine de vaisseau Valentine Keen approcha sa montre de la lampe d’habitacle, puis examina les silhouettes vagues qui se trouvaient sur la dunette. La situation était étrange et assez irritante. Le Prince Noir était à l’ancre, on entendait et on voyait les tirs d’artillerie échangés à terre. Ils avaient mouillé leur ancre de détroit afin, si nécessaire, de faire pivoter le vaisseau pour pouvoir tirer au moins d’un bord.

Il y eut une accalmie dans les bombardements et Keen eut l’impression de devenir aveugle. La tension était tangible. On avait amarré à chacun des deux câbles un canot où se trouvaient des fusiliers armés de mousquets. Ils se tenaient accroupis derrière les plats-bords, parés à intervenir si quelque volontaire un peu fou venait tenter de couper les câbles en arrivant à la nage. Les pierriers étaient chargés et pointés à la hausse minimale, prêts à tirer dans les eaux noires parcourues de multiples courants de cette vaste rade qu’offrait Copenhague.

La première phase de l’attaque s’était bien déroulée. La flotte était venue mouiller devant Elseneur le 12 août ; elle n’avait pas rencontré d’opposition, alors que de nombreux bâtiments de guerre étaient présents. Trois jours plus tard, l’armée s’était ébranlée vers la cité. Plus elle se rapprochait, plus la défense des Danois devenait vigoureuse. Au cours de la dernière attaque, la marine avait été furieusement prise d’assaut par toute une flottille de praams[6] armés d’une vingtaine de grosses pièces ainsi que par une trentaine de canonnières. Toutes ces embarcations avaient été finalement repoussées après un dur combat, les batteries à terre de l’armée et de la marine avaient pu reprendre assez rapidement leur bombardement.

Keen leva les yeux en voyant arriver Bolitho. Apparemment, il n’avait pas fermé l’œil.

— Cela va bientôt reprendre, Val.

— Oui amiral. L’armée a mis ses batteries en position. J’ai entendu dire qu’ils avaient acheminé soixante-dix pièces et mortiers devant Copenhague.

Bolitho essayait de percer les ténèbres. Le Prince Noir avait suivi le gros de Gambier jusque devant Elseneur et avait aussitôt engagé les pièces danoises de la batterie de la Couronne. Cela ressemblait assez à leur première attaque de Copenhague. Si ce n’est qu’ils avaient affaire à des unités de faible tonnage, dans l’obscurité, et que l’armée se heurtait cette fois-ci à une résistance acharnée.

Les bâtiments de ligne étaient mouillés en deux divisions entre les défenseurs et la flotte danoise, dont la plupart des vaisseaux semblaient ne pas avoir pris de dispositions particulières, lorsqu’ils n’étaient pas en réparation. Cette attitude était peut-être destinée à tranquilliser les prédateurs, tant anglais que français.

Au milieu des bombardements, des incursions de la cavalerie et de l’infanterie, Lord Cathcart, commandant en chef, avait trouvé le temps d’établir des sauf-conduits pour la princesse de Danemark et les nièces du roi, leur permettant ainsi de franchir les lignes anglaises, afin de leur épargner les horreurs d’un siège.

Lorsque Keen lui avait fait remarquer que cela pourrait avoir son effet sur le moral des Danois, Bolitho lui avait répondu, soudain très amer :

— Le roi George II est le dernier monarque britannique à avoir mené en personne son armée à la bataille. C’était à Dettingen, si ma mémoire est bonne. Je doute que, nous vivants, on revoie un jour une chose pareille !

Il fit la grimace lorsque le ciel s’embrasa, le bombardement commençait. Pour ajouter à l’horreur, de grosses fusées Congreve s’abattirent sur la cité, répandant des déluges de feu mortel. En moins d’une heure, tous les bâtiments situés près du front de mer étaient en flammes.

Keen lui dit sans desserrer les dents :

— Pourquoi les Danois ne se rendent-ils pas ? Ils n’ont aucune chance !

Bolitho se tourna vers lui. Les reflets rouges et orangés se reflétaient sur son visage. Sous leurs pieds, le bâtiment tremblait à chaque boulet qui tombait.

Les Danois, voilà le mot qu’il avait employé. Personne ne disait : l’ennemi.

— Ohé du bateau ! Au large, j’ai dit !

Des fusiliers couraient sur le pont, Bolitho aperçut une embarcation qui s’était arrêtée par le travers et qui se balançait doucement, violemment éclairée par les éclairs de fusées.

On voyait les baudriers blancs des fusiliers, quelqu’un intima aux factionnaires de ne pas faire feu. A une seconde près, les fusiliers, rendus nerveux, auraient tiré une volée de balles.

Un officier se mit debout dans la chambre, plaça ses mains en porte-voix. Il devait s’interrompre entre deux explosions pour arriver à se faire entendre.

— Sir Richard Bolitho ! – un silence. L’amiral commandant en chef vous envoie ses compliments. Il souhaite vous voir à son bord.

— Le moment est vraiment bien choisi !

Bolitho jeta un regard autour de lui, Jenour et Allday étaient à proximité. Il dit à Keen :

— Je vais prendre le canot de rade. Si cela ne peut pas attendre le lever du jour, c’est qu’il y a urgence.

Ils gagnèrent immédiatement la coupée où le canot avait finalement reçu l’autorisation de crocher. Avant de descendre, Bolitho dit rapidement à Keen :

— Vous savez ce que vous avez à faire, Val. Si vous êtes attaqué, coupez les câbles… et servez-vous de vos chaloupes si nécessaire.

Puis il se laissa affaler dans la chambre, serré entre Jenour et l’officier de garde. Comme ils débordaient de la grosse coque arrondie, un marin passa la tête par un sabord et cria :

— Tu vas réussir à nous sortir d’ici, hein, Notre Dick ?

L’officier explosa :

— Quel impertinent !

Mais Bolitho se taisait, il était trop bouleversé pour parler. Il avait l’impression de se faire traîner dans une marée de liquide en feu. Des pièces de bois carbonisées, difficilement reconnaissables, tapaient contre la coque. Des escarbilles tombaient dans l’eau dans des jets de vapeur.

L’amiral Gambier l’accueillit comme il savait faire, très distant.

— Désolé de vous tirer de là-bas, Sir Richard. Je risque d’avoir grand besoin de votre escadre demain.

Un garçon prit sa coiffure à Bolitho et lui tendit un verre de vin du Rhin bien frais.

L’amiral Gambier tourna la tête vers l’arrière, là où se trouvaient ses appartements. On avait ouvert toutes les portières de toile, il faisait chaud. Par les sabords grands ouverts, la fumée s’infiltrait partout, comme si un brûlot s’était approché le long du bord.

La grand-chambre était pleine d’uniformes bleus ou écarlates et Gambier fit, visiblement désapprobateur :

— Ils sont tous en train de se congratuler, alors que les Danois ne se sont pas encore rendus !

Bolitho resta impassible : les Danois, encore.

Gambier détourna les yeux :

— Nous utilisons les appartements de mon capitaine de pavillon. C’est un peu plus calme.

La chambre était identique à celle de Keen à bord du Prince Noir, mais d’aspect plus vieillot. Tous les fanaux étaient éteints à l’exception d’un seul. Ainsi, les fenêtres de poupe et le balcon semblaient brûler et jeter des étincelles, on se serait cru aux portes de l’enfer.

Gambier fit signe à un aspirant auquel il ordonna sèchement :

— Allez me le chercher ! – puis : Je suis fichtrement content d’avoir tous ces bâtiments que vous avez fait rentrer du Cap. Mon adjoint n’arrête pas de me rebattre les oreilles avec ça.

On entendit des pas à l’extérieur et Gambier reprit un ton plus bas :

— Je vous préviens, cet officier a été horriblement blessé et l’aspect de son visage est presque insupportable.

Bolitho sursauta :

— James Tyacke !

— ’m’a jamais dit qu’il vous connaissait, marmonna Gambier. Un drôle de type.

Tyacke entra, courbé sous les barrots. Bolitho lui serra vigoureusement la main entre les siennes.

Gambier observait la scène et, s’il était impressionné, il n’en montra rien.

— Eh bien, commandant, répétez donc à Sir Richard les nouvelles que vous rapportez.

Tyacke décrivit ce qu’il avait vu, sa rencontre avec les vaisseaux français puis avec l’escadre de Herrick. Bolitho le sentait s’animer sous le coup de la colère et de la déception. Derrière lui, toujours ce spectacle de flammes rougeoyantes.

— Vous êtes bien certain de ce que vous avancez, commandant ? insista Gambier.

Tyacke se retourna et sortit de la pénombre, découvrant les traits hideux de son visage.

— Un second-rang, peut-être plus gros encore, et un second sur son arrière. Et il y en avait d’autres, mais je n’ai pas traîné pour y voir de plus près.

— Nous avons donc là un petit bâtiment de guerre, alors que l’armée a débarqué, sir Richard. Mais je n’avais pas prévu que le contre-amiral Herrick pourrait avoir besoin de soutien. Il faut croire que j’ai eu tort, j’aurais dû laisser votre escadre sur place jusqu’à ce que…

Bolitho l’interrompit assez brusquement.

— Pensez-vous qu’ils aient découvert le convoi ? Tyacke haussa les épaules.

— J’en doute. Mais ils finiront par le faire s’ils gardent leur route et leur vitesse.

Bolitho se tourna vers l’amiral :

— Je vous demande de m’autoriser à appareiller avec mon escadre, amiral.

Gambier lui jeta un regard glacial.

— Impossible. Hors de question. De toute manière, la plupart de vos bâtiments sont très à l’est, dans les approches de la Baltique. Il faudrait deux jours ou même davantage pour partir à leur poursuite.

Tyacke commenta, l’air sombre :

— Et le convoi sera perdu, amiral, tout comme son escorte. L’amiral fronça le sourcil en entendant des rires sortir de ses appartements.

— Bon sang, il y a des gens qui se font tuer ! Ils n’en ont vraiment rien à faire !

Mais il retrouva très vite son calme.

— Je vais envoyer votre bâtiment là-bas. Vous pouvez en choisir un autre : tenez, le Nicator, puisqu’il est mouillé tout près de vous. Pauvre vieux, il va sans doute tomber en morceaux s’il doit se battre ! puis il s’exclama : Mais je n’ai rien à vous proposer pour vous piloter dans le goulet.

— Je l’ai déjà fait tout seul du temps de Nelson, amiral, essaya Bolitho.

Tyacke intervint :

— Je peux m’en charger, amiral, si vous voulez bien de moi. Gambier les raccompagna à la coupée. Puis il demanda à son capitaine de pavillon :

— Diriez-vous que je suis un homme facile à servir ? L’officier sourit :

— Je dirais, un homme d’une grande franchise, amiral.

— Ce qui n’est pas la même chose.

Il resta là à observer le canot de rade qui s’éloignait, tantôt plongé dans l’obscurité la plus totale, tantôt illuminé par les fusées Congreve, si bien que l’on distinguait tous les détails. Puis il reprit :

— Voyez-vous, à mon propre bord, j’ai eu l’impression que c’était lui qui commandait, pas moi.

Son capitaine de pavillon le suivit à l’arrière où l’on entendait des conversations animées et des cris. Il se souviendrait toujours de ce moment.

De retour à bord du Prince Noir, Bolitho dicta immédiatement ses ordres, comme s’il les avait déjà préparés dans sa tête.

— Envoyez un canot à votre ancien bâtiment, Val. Faites-lui dire de lever l’ancre et de suivre immédiatement – il lui prit le bras : Et pas de discussions. La Larne nous montrera la route. Bon sang, je leur avais expliqué ce qu’il risquait de se passer !

Le gros trois-ponts se réveilla sous les trilles des sifflets, les hommes couraient à leurs postes pour la manœuvre. Tout, plutôt que cette attente et cette incertitude. Ils se souciaient comme d’une guigne du pourquoi et du comment, ils appareillaient. Bolitho songeait à ce petit déluré qui avait crié pour le saluer à son départ.

Le cabestan cliquetait sans désemparer, on allait bientôt rentrer l’ancre de détroit. Il aperçut un fanal qui dansait sur l’eau puis l’ombre du brick qui se mettait en place pour les guider.

Deux grosses fusées tombèrent simultanément sur la ville, illuminant le ciel et les vaisseaux, puis les boules de feu s’éteignirent.

Bolitho était sur le point de dire un mot à Jenour quand cela se produisit. Lorsque les éclairs cessèrent, il porta la main à son œil. Il avait l’impression de voir à travers de l’eau trouble, ou à travers un verre embué. Il baissa la tête en murmurant : Pas maintenant. Pas maintenant, mon Dieu !

— Viré à pic, commandant !

On entendit la voix forte de Keen dans son porte-voix :

— Où en est le câble, monsieur Sedgemore ?

Puis il se tut en attendant l’éclair suivant, de façon à voir l’angle du câble que lui indiquait l’officier. Ils n’avaient pas beaucoup d’eau, surtout dans l’obscurité. Il devait absolument savoir comment le bâtiment, son bâtiment, se comporterait lorsqu’il serait libre de toute attache.

Cazalet se mit à beugler :

— A larguer les huniers ! – il recula de quelques pas : Parés, derrière !

Le Prince Noir s’inclina, les sabords de la batterie basse effleuraient les eaux sombres. Quelqu’un cria à l’avant :

— Haute et claire, commandant !

Agrippé aux filets goudronnés, Bolitho se frottait l’œil. Jenour lui demanda dans un souffle :

— Puis-je vous aider, sir Richard ?

Il eut un mouvement de recul en voyant Bolitho se retourner vivement, il eut même peur de s’attirer une remarque cinglante. Mais l’amiral se contenta de répondre :

— Je suis en train de perdre la vue, Stephen. Etes-vous capable de garder le secret ? C’est si important pour moi…

Tout décontenancé, Jenour ne savait que dire. Il hocha vigoureusement du chef et ne remarqua même pas une chaloupe qui émergeait à toute vitesse de dessous la guibre tandis que le vaisseau continuait à virer.

— Personne ne doit savoir, reprit Bolitho – il l’agrippa par le bras, à le faire crier de douleur : Vous êtes un fidèle ami, Stephen. Mais là-bas, d’autres de mes amis ont grand besoin de nous.

Keen s’approcha d’eux.

— Il répond fort bien, amiral ! – puis, les regardant alternativement : Voulez-vous que j’envoie chercher le chirurgien ?

Bolitho hocha négativement la tête. Cela allait peut-être passer. Lorsque le jour poindrait, peut-être alors sa vue reviendrait-elle.

— Non, Val… trop de gens sont déjà au courant. Suivez le fanal de poupe de la Larne et envoyez des hommes de confiance à l’avant pour sonder.

Allday surgit de l’obscurité, une tasse à la main.

— Tenez, sir Richard.

Bolitho avala le café noir qui avait un goût de rhum et d’autre chose aussi. Cela l’aida à recouvrer ses esprits.

— Ça fait sacrément de bien, mon vieux – il lui rendit la tasse, il songeait à Inskip : Je me sens mieux.

Mais lorsqu’il leva les yeux vers la ville en flammes, elle était toujours noyée dans ce brouillard.

 

Un seul vainqueur
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